Tout le monde y va de son couplet s’agissant de l’UBS et de la crise des subprimes – et certainement rien à redire à cela puisque c’est un psychodrame national qui nous appartient à tous, tout le monde étant d’une manière ou d’une autre actionnaire de l’UBS. Certaines chroniques sont d’ailleurs remarquables dans l’aftermath de cette débâcle majeure, et cela pas seulement parce que l’on est toujours beaucoup plus avisé après qu’avant. Allons-y donc également pour quelques constatations et considérations :
1. Amusant tout d’abord de mettre en perspective les articles de presse, surtout la presse économico-people, de quand Ernesto Bertarelli et Gabrielle Kaufmann-Kohler ont été nommés administrateurs de l’UBS, avec la situation actuelle. Ni l’un ni l’autre ne devaient penser qu’en acceptant, non-banquiers, un si magnifique mandat dans l’un des plus gros des gros bateaux, une formidable machine à gagner des milliards tant dans le Private Banking que dans l’Investment Banking, ils se retrouveraient parmi les acteurs de pertes se chiffrant en dizaines de milliards, la disparition totale des fonds propres, bref l’une des pertes sociales record de toute l’histoire de l’économie mondiale. Comme mon honorable père, banquier à une époque où la banque était encore un métier amusant, aimait à le rappeler souvent, la Roche Tarpéienne est décidément toujours très près du Capitole.
2. Amusante également, enfin si l’on peut dire, la conférence de presse annuelle de la CFB du 1er avril (sic) cf [1]. Ou plutôt bel exercice de langue de bois et d’auto-exonération à la fois péremptoire et tout-de-même un peu gênée, sur le mode “nous n’avons que peu de moyens et nos collaborateurs sont très diligents et nous n’avons rien à nous reprocher et nous tenterons tout pour que ça ne se reproduise plus mais il y aura encore des crises mondiales etc. Presque digne de l’agence Chine Nouvelle il y a 25 ans.
Et là le décalage est flagrant entre les régulateurs, techniques, à la moralité et à la diligence irréprochables (puisqu’ils sont sensés contrôler le caractère irréprochable des banques elles-mêmes), bref quasi-déifiés et infaillibles, et le bon sens commun du tout un chacun petit actionnaire de l’UBS. 99% de la population, y compris l’auteur de ce blog, n’est pas en mesure de comprendre ni Bâle II ni même Bâle I. Cela est évidemment une tâche de spécialiste. Tout un chacun ayant fait au moins l’école de commerce sait en revanche que les banques ont des fonds propres et sont limitées s’agissant de leurs engagements envers leur clientèle, pour des raisons d’un sens totalement banal et évident, dans une proportion donnée de leurs fonds propres et des dépôts de leur clientèle.
Et voilà-t-y pas que dans l’aveuglement causé par les profits, l’on s’affranchit totalement de ces principes de base en éludant les règles ordinaires sur les provisions et par le recours à des engagements hors-bilan colossaux. C’est là que comme toujours face à des crises extrêmes, le sens commun l’emporte sur l’aveuglement des spécialistes, que même et surtout le petit actionnaire est à même de comprendre que quelque chose ne joue pas. Mettre en péril le retail banking, soit les vrais dépôts de la clientèle, en s’exposant à l’infini au niveau de la banque d’affaires par le jeu des leviers et de ces artifices, franchement, il n’y a pas besoin d’avoir fait Bâle II pour comprendre que le péril était concret et parfaitement prévisible.
3. La Suisse ne s’est pas encore réveillée de cette baffe et vient ensuite la question des responsabilités que, naturellement, seul d’horribles avocats peuvent en venir à se poser ou à poser (en oubliant qu’il n’y a naturellement d’avocats que pour réclamer ce que des tribunaux accordent à des parties sur la base des droits qu’elles possèdent…). 23 milliards d’euros de pertes, franchement, l’on en a pendus pour moins que cela et Swissair aurait racheté à la fois Lufthansa, CFF Cargo et toutes les banques cantonales. 23 milliards d’euros, cela pose effectivement la lancinante question du dommage et de sa réparation en l’état du droit suisse de la responsabilité et de la responsabilité des organes de la SA. 23 milliards, cela pose en soi la question que cela ne puisse être dû qu’à la faute à pas de chance, à la conjoncture et à son retournement, mais à une gestion fautive permettant de réclamer le dommage aux organes hors la faillite de la société.
23 milliards, cela pose naturellement également la question de la responsabilité du réviseur et du régulateur pour le dommage causé à la société hors sa faillite également.
Toutes questions à nouveau parfaitement basiques en droit des sociétés et qui rentrent sans doute aucun dans la lettre même des articles 754 et 755 CO (Dans l’administration, la gestion et la liquidation 1 Les membres du conseil d’administration et toutes les personnes qui s’occupent de la gestion ou de la liquidation répondent à l’égard de la société, de même qu’envers chaque actionnaire ou créancier social, du dommage qu’ils leur causent en manquant intentionnellement ou par négligence à leurs devoirs.).
Ce qui ne joue pas en revanche dans le droit actuel, et que cette affaire UBS, exemplaire par son montant et son principe, fera donc peut-être réaliser au législateur, c’est que a) la société n’agit littéralement jamais hors la faillite contre ses organes fautifs, b) l’actionnaire n’a qu’un intérêt personnel limité à faire valoir l’action sociale et c) qu’en aurait il envie, il se retrouve dans une position délicate sinon impossible au plan de l’allégation et de la preuve – en l’absence de discovery à l’américaine, sans compter l’avance rédhibitoire pour un actionnaire individuel des droits d’introduction judiciaires.
Avec pour conséquence que ces fautes et dommages restent dans la majeure partie des cas sans réparation – alors même que la loi le prévoit. Cette situation est injuste et insatisfaisante.
4. La morale n’est donc pas sauve car dans l’essentiel de la vie civile et commerciale, la défaillance et la faute entraînent réparation du dommage – sauf en droit suisse des SA pour des raisons pratiques et en dépit du principe pourtant posé par la loi. Hors la faillite, les organes fautifs sont en réalité pratiquement intouchables.
Or ceux qui ont gagné des dizaines de millions puis fait perdre des milliards s’en sortent au pire avec une cessation de leur emploi et n’ont jamais à assumer concrètement les conséquences de leurs fautes comme tout autre acteur de la vie civile.
La morale n’est pas sauve non plus parce que cela s’inscrit dans une dérive du capitalisme financier actuel, lequel est biaisé par le fait que les profits vont à un petit nombre avant dividendes sur la base de politiques de rémunération à court terme cooptées et injustifiables, contre lesquelles l’actionnaire ne peut littéralement rien en l’état du droit, alors que les pertes sont au contraire assumées par tout le monde, par mutualisation directe (le cours de bourse) et en dernier ressort par le sauvetage par l’Etat au nom du risque systémique et de domino.
En d’autres termes, aux organes les profits et à tout le monde les pertes. En d’autres termes encore, le capitalisme encaisse ses succès mais s’affranchit de ses échecs en les distribuant sur le nombre – ce qui n’est évidemment pas équitable.
Dernière considération : Finalement, lorsque les banques commencent à engager à tour de bras des mathématiciens plutôt que des économistes, n’est-ce finalement pas là qu’il y a lieu de s’inquiéter ?