
Subprimes et capitalisme : incident, maladie chronique ou esclavagisme ?
La crise actuelle des subprimes aux Etats-Unis, qui secoue l’économie de la planète par le rhume qu’elle donne à nombres d’établissements financiers, présente au fond de grandes similitudes et dissimilitudes avec la crise immobilière en Suisse, et dans une certaine mesure en Europe, au début des années 90.
Lors de cette crise-là, les facteurs causals avaient été l’emballement du marché immobilier (pour des raisons conjoncturelles données), sur cette base l’octroi de crédits hypothécaires sur la base de valeurs de gages surévaluées avec simultanément suppression ou diminution excessive de la part de fonds propres, le tout suivi par une augmentation des taux d’intérêts entraînant le défaut d’une proportion suffisante d’emprunteurs pour mettre le marché immobilier lui-même en difficulté. Il s’en est ensuivi une décote moyenne de l’ordre de 30% dont le marché immobilier a mis plusieurs années à se remettre, cette reprise dépendant également de l’évolution des taux.
Cette crise immobilière-là avait entraîné de grosses difficultés pour certaines banques fortement exposées à des emprunteurs qui étaient limites au plan de leurs capacités d’honorer leurs échéances, notamment les banques cantonales et particulièrement à Genève.
Les enseignements et les conséquences de cette crise ont été un retour de balancier, excessif en sens inverse comme tous les retours de balanciers, soit un durcissement de l’exigence de fonds propres et des conditions de ratio de la charge de logement par rapport au revenu, entraînant un ralentissement d’accès à la propriété et, partant, plombant une reprise du marché immobilier lui-même.
Comme le monde est imparfait et injuste par essence, certains se sont enrichis par une spéculation effrénée et en réalité complètement déraisonnable en termes économiques réels, bénéficiant de taux bas, d’évaluations optimistes et de la faible exigence de fonds propres, et étant désengagés au moment de la crise. D’autres ne s’en sont pas sortis pour être restés engagés au moment du renversement. Pendant la période d’euphorie, les banques se félicitaient de l’augmentation massive de crédits souscrits puis, au moment suivant, comptaient leurs pertes et leurs provisions. Comme toujours, certains riaient et d’autres pleuraient.
La crise actuelle des subprimes aux Etats-Unis possède les mêmes ingrédients, à savoir des prêts accordés sur la base de taux bas à des personnes dont l’endettement était déjà à la limite, cela sur la base de valeur de gages optimistes ou sans marge et une exigence de fonds propre trop faible.
La différence majeure est cependant que ces financements hypothécaires à des emprunteurs n’ont pas été assumés comme auparavant à compter des fonds dont les banques disposaient sur la base des dépôts de leurs clients, dans un schéma classique et dans le respect du ratio déterminé, mais par la titrisation soit le placement de ces dettes dans le public au-delà des dépôts en banque à strictement parler.
Je me souviens fort bien des débuts de cette titrisation, de son expansion à large échelle. Beaucoup voyaient cela comme un progrès puisque mettant à disposition du crédit un nombre supérieur d’emprunteurs (et avec l’autosatisfaction découlant des perspectives de gain et de la qualité de l’ingénierie financière concernée). J’ai pour ma part toujours trouvé, dès le premier jour, qu’il n’était pas la vocation du public, y compris les caisses de pensions, même au travers d’instruments financiers, de détenir finalement la dette hypothécaire d’autrui. Dans ma conception un peu étroite et frileuse de certains modèles financiers, cela m’a toujours apparu être une construction curieuse et dangereuse.
Ce qui est intéressant, relativement à la crise actuelle, c’est l’incompréhension entre finalement deux mondes. Pour les financiers, cette catégorie de produits financiers comportait un risque élevé, avec comme corollaire, pendant une certaine période, des rendements qui l’étaient également. Dans une optique de pure gestion privée, les pertes éprouvées aujourd’hui par leurs clients ne leur créent donc que relativement peu d’états d’âmes, puisque, dans une logique de gestion diversifiée, il faut probablement s’attendre à ce que, de temps à autres, des pertes soient subies sur les instruments présentant le profil de risque le plus élevé. S’il est correctement pondéré dans le cadre d’une saine politique d’investissements, ce risque est statistiquement acceptable et ne produit d’ailleurs qu’un impact limité sur le résultat global de la gestion.
Les instituts financiers, dans le langage qu’ils tiennent à leurs clients, sont donc forts prompts à passer ces positions par pertes et profits sans autre forme de procès, par paresse, par esprit pratique et compte tenu de la diversification précitée. Cela avec le cynisme d’avoir encaissé, à tous les étages du processus, les commission d’intermédiation, de mise sur pieds, de gestion, des participation sur les profits lorsqu’il y en avait.
Le client, à l’inverse, ne voit évidemment pas cela de la même manière puisqu’il s’agit pour lui d’une perte soudaine, concrète et chiffrée. L’on comprend aisément que le défaut soudain d’un grand nombre d’emprunteurs supprime les rendements de ces instruments, et qu’il en résulte également une décote sur le marché dans son ensemble entraînant une perte sur la valeur des actifs sous-jacents. L’on comprend dans une certaine mesure les conséquences d’un effet de levier. Il n’est cependant pas de banquier qui sache expliquer de manière intelligible pourquoi, dans cette crise des subprimes, la valeur des instruments placés auprès de la clientèle tombe à zéro alors que, même dans des conditions de marché dépréciées, il demeure et demeurera toujours une valeur résiduelle des actifs gagés laquelle n’est pas et ne sera jamais égale à zéro.
Mais ces réactions et perceptions respectives de la banque et d’un client lambda dans une relation de gestion de fortune correctement pondérée sont probablement anecdotiques par rapport à la crise réelle que cette titrisation excessive va provoquer si les engagements des banques sur la seule partie III des gages sont effectivement supérieurs à leurs fonds propres…
En tout état, cette crise des subprimes entraîne, comme chaque incident ou accident sur les marchés financiers, une réflexion sur certains aspects du capitalisme. Pour certains économistes, le marché s’autorégule, y compris au travers des leçons qui sont tirées régulièrement de tels événements. De manière générale, le système reste bénéfique et incontournable. Cette autorégulation, y compris au travers des accidents, demeure toujours plus efficace, plus adaptée et plus rapide que l’imposition de normes étatiques qui ne font à leurs yeux toujours que codifier dans un deuxième temps les pratiques nées du marché ou voulues par ses acteurs. Cette manière de voir n’est évidemment pas entièrement juste puisque nombre de normes imposées par le législateur ou le régulateur ont une efficacité concrète, ne se discutent pas et résultent de situations n’ayant justement pas été réglées par le marché lui-même.
Cette crise des subprimes met cependant en lumière, une fois de plus, un autre phénomène très pervers et beaucoup plus grave de la société capitaliste : l’endettement des ménages et des particuliers. L’accès aux crédits, leasings et hypothèques est un phénomène favorable s’il permet d’accéder dans une mesure raisonnable, tout de suite, à des biens ou actifs que l’on ne pourrait autrement acquérir qu’au travers de l’évolution du temps.
Le problème est que par cela, l’homme aliène à futur et à autrui ses deux seules valeurs économiques réelles, soit son temps et sa force de travail. Si son endettement excède ce qui est raisonnable (indépendamment même de la part du risque (inhérent) de ne plus pouvoir travailler et par conséquent de ne plus pouvoir rembourser, risque mutualisable dans une certaine mesure par le recours à l’assurance), l’homme devient rien moins que l’esclave de ses créanciers. Il perd sa liberté, son avenir – et donc probablement son âme.
Il a certes disposé d’un bien ou d’un actif tout de suite, mais s’est aliéné sa liberté en supportant en outre la charge supplémentaire de l’intérêt. Lorsque l’endettement d’une personne dépasse un certain seuil, subjectif, il n’est plus acceptable au plan humain, au plan philosophique. Sur ce plan, il est difficile d’arbitrer en la responsabilité du preneur de crédit qui dépasse le seuil du raisonnable et la responsabilité collective des émetteurs de crédit et des législateur/régulateur. Il n’en demeure pas moins que l’endettement est certainement l’une des formes les plus évoluées mais les plus dures de l’esclavagisme.