Dans le cadre de l’affaire Madoff et des rapports de droit multiples, multi-juridictionnels et complexes entre clients, banques, gérants, directions de fonds de placements, dépositaires, réviseurs et Bernard Madoff Investments Securities LLC (BMIS), le jugement luxembourgeois de jeudi dernier 15 janvier (ordonnance-du-15-janvier-2009 [1]) a fait grand bruit dans les médias [2]. Il a constitué une sorte de première percée contre une deep pocket et une première lueur d’espoir pour nombre de clients et intervenants, qui plus est infiniment tôt – alors qu’il est au contraire patent que le règlement de toutes les responsabilités, prétentions et liquidations prendra des années. Qu’en est-il donc exactement ? Quelques éléments d’analyse de cette décision, que je me suis procurée, dont la portée est certaine mais à certains égards limitée dans son champ.
Il s’agit en réalité non d’un jugement au fond mais d’une ordonnance de référé-provision, soit une décision de justice rendue dans une procédure urgente, à caractère provisionnel et sur la base d’une instruction sommaire sur pièces. La partie requérante est un gérant français, Oddo Asset Management SA (OAM), gestionnaire d’un fonds commun de placements français ayant lui-même acquis des parts du fonds (Sicav) luxembourgeois Luxalpha. L’UBS Luxembourg est le dépositaire et principal agent payeur du fonds. La créance portait sur une demande de remboursement de 21’346’587 parts du fonds faite le 4 novembre 2008. Ces parts ont été rachetées pour, selon la NAV au 17 novembre, € 30’072’218.-. Les parts ont été débitées du compte de leur porteur et le fonds a donné des instructions de paiement du produit au dépositaire, lequel les a enregistrées et en a donné confirmation. L’UBS Luxembourg a ensuite refusé de s’exécuter.
Le juge des référés a constaté ce qui précède et que la somme était donc en compte et individualisée auprès du dépositaire. Il a écarté quelques arguments de pure procédure et admis la qualité pour agir de OAM directement contre le dépositaire sur la base suivante : il y a par l’ordre de paiement du gérant au dépositaire stipulation pour autrui en droit civil, et OAM est donc le bénéficiaire de l’ordre de paiement – lui conférant une créance directe. La mesure accordée est un référé-provision, soit l’exécution provisoire d’une créance fondée sur i) l’urgence(en tant que notion du droit des mesures provisionnelles) et ii) l’absence de contestation sérieuse. Le juge admet l’urgence en tant que le refus de paiement du dépositaire cause un dommage concret, actuel et sérieux à OAM, la mettant en grande difficulté envers ses propres clients. Le juge a ensuite écarté les « contestations » de l’UBS soit tout d’abord une absence de saisie-arrêt d’un autre créancier dans une autre procédure, qui ne bloquait donc pas le paiement à OAM. Il a surtout écarté l’argument du freezing order [3] pris à New York le 15 décembre 2008 par le juge Stanton gelant tous les actifs de BMIS y compris en mains de ceux détenant des actifs reçus de BMIS. Le juge a considéré que l’UBS ne démontrait pas que ce freezing order était directement exécutoire et applicable au Luxembourg. Il a également considéré que l’UBS ne démontrait pas que les fonds concernés provenaient de BMIS. Du coup, en l’absence de contestation sérieuse au fond établie dans le cadre de l’instruction limitée de la procédure de référé, l’UBS a été condamnée à exécuter l’instruction de paiement, moyennant astreinte de € 3 millions par jour pour en assurer l’exécution.
Cette décision est sujette à recours et à action au fond et, si elle est exécutoire, elle n’est donc pas définitive. Elle est très intéressante car elle montre l’intérêt du référé-provision et l’excellente exploitation en l’espèce par le créancier des particularités de cette procédure spéciale basée sur une instruction limitée et un peu mécanique de la cause. Est-elle pour autant une brèche ou un précédent aussi important que les médias l’ont présenté ? Probablement pas. Il s’agit certes d’une première victoire pour ce créancier dans une bataille qui en comptera sûrement d’autres – et c’est à l’UBS de remonter la pente le cas échéant. Cela a une valeur certaine. Toutefois, elle n’est pas définitive et les circonstances de fait étaient particulières – à savoir l’exécution du transfert du produit de réalisation disponible et individualisé de parts déjà liquidées. Le vrai problème de fond posé demeure cependant : que faire des remboursements intervenus en fin de compte avec l’argent des clients suivants, et quid de la consolidation judiciaire internationale du règlement de l’ensemble de l’affaire ? Conceptuellement, en équité comme en droit, tous les remboursements devraient être sujets à action révocatoire (clawback) et revenir dans un pot commun pour distribution au pro rata de tous les investisseurs. De telles actions révocatoires seront toutefois probablement très difficiles sinon impossibles à mener pratiquement pour le liquidateur de BMIS, contre des milliers de parties en cascade dans des dizaines de juridictions. Assurément à suivre donc.
Quand au droit, cette décision me fait plaisir car je suis depuis longtemps un fervent partisan du référé-provision, lequel existe en France mais pas en Suisse. Dans nombre d’affaires dénuées de contestation sérieuse et dans lesquelles le débiteur est simplement récalcitrant, joue la montre ou tente à tout hasard de s’en sortir en embrouillant le débat, le référé-provision est une institution éminemment utile. Le débiteur condamné n’ouvre alors pas l’action au fond qu’il sait qu’il perdra, et justice est faite. En Suisse, ce débiteur traînera le créancier en procès plusieurs années, ajoutant les frais, les intérêts et le désagrément à son risque de solvabilité…