
La Suisse, la Convention de La Haye et le marché lucratif des trusts : Très bien mais il y a des mais…
Après des années d’intense lobbying de certains milieux économiques et juridiques, la Suisse a ratifié en 2006 la Convention de La Haye sur les trusts, entrée en vigueur le 1er juillet 2007. Une meilleure réception des trusts en droit suisse selon la Convention résultait de plusieurs inputs. Compte tenu du large usage de trusts pour la détention d’actifs bancaires en Suisse, certains milieux juridiques/académiques appelaient depuis longtemps à une meilleure réception du trust anglo-saxon dans notre ordre juridique. Il est vrai que la pratique avait largement dépassé le vieil ATF Harrison de 1970 qui l’avait accepté/transposé dans certaines limites, et la sécurité du droit commandait largement une telle évolution. Une telle meilleure réception était utile en tant que le trust offre des solutions de planification patrimoniale et successorale que le droit civil continental n’offre pas – et est donc complémentaire à celui-ci dans les limites du droit impératif. Les milieux financiers ont également soutenu cette adhésion. Les marché des trusts est lucratif. Nombreuses sont les banques à avoir monté leur département de trusts ou racheté des trust agents existants. Nombreux sont également les gros trust agents étrangers à s’être installés ou d’autres à s’être montés à Genève. Tout cela est fort bien – mais il y a des mais : le traitement fiscal suisse et les conflits d’intérêts patents lorsque le trust est monté par la banque et le trustee une entité de la banque ou de son groupe.
Au plan fiscal suisse, l’adhésion à la Convention a amené les administrations fiscales cantonales à se coordonner là où elles avaient chacune des pratiques propres et quelque peu extra legem ou à la carte, surfant elles-aussi cette vague sans contours fixes selon l’intérêt que le canton y trouvait. L’adhésion a amené à une circulaire de la Commission suisse des impôts destinée à unifier les pratiques cantonales. Cette circulaire pose un double problème : 1) Elle crée une inégalité de traitement injustifiable entre suisses et étrangers. 2) A ce titre, pour les suisses, elle appréhende le trust d’une manière qui nie ses particularités propres – celles-là même dont il y avait lieu d’assurer une meilleure réception en Suisse.
Cela est mauvais et inopportun à plusieurs titres. Cela nie la notion de trust d’une manière qui ne se justifie par aucune considération de nature fiscale sensée et supprime ainsi presque entièrement le bénéfice concret de la Convention pour les suisses. C’est illégitime et injuste. Ensuite, cela crée une discrimination qui est difficilement justifiable en droit – à l’heure des accords bilatéraux et de la mobilité des personnes et des capitaux. Enfin, au plan politique extérieur, toute mesure favorisant les étrangers en matière de services bancaires et financiers off-shore par rapport aux nationaux est inopportune et sera critiquée, à juste titre, dans le cadre des rapports entre la Suisse et la Communauté, les Etats-Unis, l’OCDE etc.
Ensuite, de nombreuses banques ont monté leur département de trusts pour offrir un service intégré à leurs clients. L’idée d’un service intégré est un plus pour le consommateur dans nombre de cas de la vie économique – mais ici, de nombreux acteurs s’en félicitent la bouche en coeur et la main sur le tiroir caisse, puisque c’est un service de plus payant, périodique et donc récurrent, sans en voir les défauts majeurs et évidents. Pourtant, il en résulte in abstracto et in concreto une situation de conflit d’intérêts tellement patente qu’il est effarant que personne ne le réalise ou ne le manifeste encore clairement. Je le dis comme je le pense : il n’est pas soutenable tout court que des avoirs bancaires puissent être mis par un settlor en mains d’un trustee appartenant à la banque (même au titre de filiale ou de société soeur).
En droit des trusts, le settlor est (en général) dépossédé de ses avoirs, il n’en est tout simplement plus propriétaire, et le trustee le devient à charge pour lui de gérer au mieux de sa diligence et selon les voeux laissés par le settlor en faveur de bénéficiaires donnés. La banque devient ainsi (in fine via « son » trustee) le propriétaire des actifs qui lui sont confiés et qu’elle doit gérer. Elle s’instruit elle-même et doit se sanctionner elle-même en cas de gestion fautive ou simplement de mauvaises performances. Elle est propriétaire des actifs dévolus à des bénéficiaires à qui elle pourra dans la majeure partie des cas refuser des informations selon le droit applicable au trust. Si les bénéficiaires entendent avoir l’outrecuidance de formuler des prétentions contentieuses ou simplement pour obtenir des informations, elle pourra se réfugier derrière un droit off-shore souvent ésotérique et obliger les bénéficiaires à attaquer le trustee en un tel lieu exotique dans une langue étrangère. Soit des frais judiciaires élevés et une entreprise compliquée – alors même que dans le 95% des cas le settlor n’y aura jamais mis les pieds et n’aura jamais traité qu’avec son banquier suisse.
Bref, dire tout cela, c’est comme dire que poser la question est y répondre. Une banque ne peut s’instruire, se surveiller ni se sanctionner elle-même. Il n’est simplement pas possible que le trustee soit une entité de la banque ou de son groupe – et non un tiers totalement indépendant. Le marché le réalisera au gré des décisions des tribunaux dans des cas où certaines banques et/ou trust agents se comporteront aussi mal que les situations ci-dessus l’entraîneront nécessairement. Peut-être même un jour le régulateur le dira-t-il aussi sous l’angle de la garantie d’une activité irréprochable ou autre.