Internet est une révolution peu évoquée en matière juridique – sinon pour en admettre directement l’évidence. Personne n’en conteste l’impact sur le droit et sur les professions juridiques. Internet est un vecteur de contenu, un diffuseur d’une ampleur démultipliée par des facteurs dix mille, et un créateur de nouvelles formes de contenu. L’explosion du contenu est aujourd’hui complétée par des moteurs de recherche donnant un accès direct à la matière sans aucune mesure avec ce qui a pu exister dans le passé. Les grincheux, réfractaires ou infirmes IT grommellent que cela détourne de réfléchir et abêtit le juriste. Il n’en est évidemment rien. La conjonction d’un contenu meilleur et plus accessible, et d’une réflexion au moins aussi bonne que précédemment, ne peut qu’être favorable à l’efficacité et à la qualité. L’impact d’Internet sur les juristes n’est pas seulement lié à l’outil de recherche et à l’accès. Il s’exerce sur la manière de travailler, abaisse le temps et le coût de certaines prestations, et en automatisera une partie. Même si ce ne sera pas encore « The End of Lawyers [1] » (livre de Richard Susskind). Allons-nous vers une véritable intelligence artificielle juridique, et quelles prestations autres que le référencement et la recherche de contenu l’informatique et Internet peuvent-ils apporter au juriste ?
L’intelligence artificielle se définit en raccourci comme « des programmes informatiques visant à accomplir des tâches aujourd’hui accomplies par des êtres humains sur la base de processus mentaux impliquant l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique ». N’y sommes-nous pas encore en matière juridique ? La réflexion n’est pas inédite (cf. un ouvrage [2] d’études publié sur ce sujet en 2000 déjà). Il y a déjà des raisonnements, encore relativement simples, dans lesquels la machine peut, sur base des mêmes données de fait, donner la même réponse juridique que l’homme (y compris le fréquent « ça dépend » ?). Cette réponse pourra à terme devenir même meilleure et surtout plus rapide – par la puissance de calcul informatique permettant de passer en revue un plus grand nombre de données dans un plus court laps de temps. Cette combinaison statistique/puissance de calcul est déjà visualisée comme une aide pour le juriste : prédire un jugement sur une base statistique fondée sur l’identification de variables du cas, et déterminer statistiquement les critères de prévalence dans des cas similaires à partir des motifs (cf. University of Texas [3]). Et cela y compris la statistique et la hiérarchie des éléments ayant été décisifs dans les jugements.
Fascinant, effrayant mais positif, ou résolument dangereux par la catégorisation/réduction informatique qui en résultera ? La Justice n’est pas réductible à la statistique ni à des solutions grillées et référencées par écarts-types. Et les juristes sont davantage humanistes et littéraires dans l’âme que des nerds qui iront rechercher la prévalence des arguments par l’informatique plutôt que dans leur bagage juridique. Mais la statistique n’en reste pas moins un outil d’analyse et de compréhension, ici de décisions rendues par des hommes. La boucle est toutefois bouclée, et devient-elle alors effectivement dangereuse, quand l’homme finit à son tour par prendre sa décision en vertu de références statistiques ? Ce qui ramène le débat à un point fondamental de la science juridique, surtout en matière sanctionnelle : quelle doit être la part de l’appréciation et de la casuistique, avec sa source d’erreur et d’injustice mais sa plus grande humanité présumée, par opposition à celle de l’uniformité et de l’égalité dans l’application du droit, avec sa justesse égalitaire mais son inadaptation parfois ?
Dans l’intervalle Google vient d’ajouter officiellement [4] à son sous-moteur « Scholar », en tant que catégorie alimentée de manière ouverte, des décisions de justice américaines fédérales et des Etats. Un pas vers une telle intelligence artificielle juridique ? Certainement pas exclu (cf. ce blog du 6 novembre 2007 [5]). Une menace pour les sites de recherche juridique spécialisés comme Swisslex-Westlaw ou Lexisnexis ? Ceux-ci ne le pensent pas, ou ne confessent pas leur crainte, relevant la beaucoup plus haute précision et adéquation de leurs grilles de recherches et du référencement de leur contenu. Mais un service qui est très cher… A suivre. Dans l’intervalle, ceux qui veulent s’amuser à faire valoir leur intelligence humaine intuitive en matière de prédiction judiciaire peuvent parier sur les résultats de la Cour suprême US [6] sur un site dédié à cela [7]. A vos paris : sort de la cause, le score et de quels côté seront tels ou tels juges !