Affaire EADS : Les défauts et confins du système et est-il décidément toujours possible d’être dirigeant et actionnaire ?

Posté le 2 juin, 2008 dans finance / eco

Or donc voilà, Noël Forgeard est mis en examen de délit d’initié, avec grand show à la française, garde à vue, nuit en privation de liberté, présentation aux juges d’instructions et couverture médiatique extensive. Cette affaire me fascine à plusieurs titres. Le délit d’initiés est une infraction particulière par son côté subjectif – une connaissance et son exploitation, et donc une intention, tout cela dans le contexte particulier des marchés de valeurs. Par le fait également qu’elle vise des auteurs en principe honorables. Par ailleurs, chaque mise en examen d’un personnalité appartenant en principe à l’establishment provoque soit de l’émoi, soit de la Schadenfreude, selon, donnant l’occasion de relever un certains nombres de problèmes et défauts du système pénal français. C’est injuste naturellement pour tous les « anonymes » qui subissent ce même traitement tous les jours – mais raison de plus pour en (re)parler. Ainsi en vrac :

Rien à redire évidemment en soi de la mise en examen d’un haut dirigeant d’entreprise – si les magistrats qui ont la charge de cela estiment qu’il y a une prévention suffisante. Bien au contraire.

Le système de l’interrogatoire en garde à vue de 48 heures puis présentation au juge d’instruction pour suite d’interrogatoire et mise en examen est en revanche injuste et dépassé. Il n’est plus conforme à des standards modernes de mise en accusation et de droits de la défense – et la France a été critiquée pour cela notamment par le parlement européen. Dans des enquêtes qui ne comportent aucune notion d’urgence ni de risque de collusion (le rapport de l’AMF transmettant l’affaire au Parquet datant de huit mois et ayant également été largement médiatisé), procéder à des dizaines d’heures d’interrogatoire à la suite, dont nuitamment puis avec fin de nuit en détention avant toute inculpation, pour ensuite reprendre devant le juge sous la menace supplémentaire d’une éventuelle mise en détention, n’est plus un mode acceptable de poursuite pénale. Pas seulement pour un col blanc mais pour quiconque. Dans une infraction à caractère financier comme dans toute autre enquête sans considération d’urgence, tout prévenu devrait pouvoir être interrogé selon des horaires « normaux » et sur citation, plusieurs fois s’il le faut, puis convoqué devant le juge et inculpé si les faits le justifient.

La convocation des prévenus pour ce cirque au compte-gouttes, les uns après les autres et dans un ordre d’importance médiatique décroissant, est également inéquitable procéduralement.

Sur le fond, l’affaire est passionnante parce qu’elle confronte le monde de l’économie et des marchés à celui de la justice dans une situation dans laquelle les dirigeants concernés, l’AMF et la justice pénale n’ont pas la même conception des délits techniques concernés. Il est bien que justice se fasse et que la loi pénale soit interprétée et appliquée. Il y a dans l’intervalle tout de même à certains égards un problème de sécurité et de prévisibilité du droit.

Au-delà de ce qui arrivera à M. Forgeard et/ou aux seize autres personnes apparemment prévenue dans l’enquête, la vraie et plus vaste question demeure identifiée et posée : Est-il encore vraiment possible d’être actionnaire et dirigeant d’une société cotée (cf. ce blog du 3 octobre 2007) ? Respectivement, des conditions/restrictions prudentielles aux transactions du management (fenêtres de transactions, devoirs d’annonce, régimes d’autorisation, etc.) suffisent-elles pour prévenir des opérations illicitement favorisantes, et/ou sont-elles finalement compatibles avec les normes pénales concernées ?

Le dirigeant actionnaire a des fenêtres pour traiter le titre de sa société. Il connaît par définition et en permanence des faits susceptibles d’influer sur le cours et inconnus du marché. Il connaît de même les obligations de la société en matière d’annonce d’événements susceptibles d’influer sur le cours et les moments auxquels les annonces doivent être faites. Un dirigeant possède et/ou exploite ainsi nécessairement une connaissance supérieure à celle du marché lorsqu’il traite le titre. Même hors événement sujet à annonce obligatoire. S’il s’agit en outre d’options constituant une partie de sa rémunération, il doit bien pouvoir les réaliser lors des moments qui lui en sont donnés. Lui reprocher un délit d’initié si un événement marquant survient, c’est en réalité l’empêcher de traiter à chaque fois qu’un tel évènement survient et le mettre alors dans une position inverse et défavorisée par rapport au marché.

A cela s’ajoutent deux considérations. M. Forgeard devait-il s’attendre à une volatilité incroyable et excessive (chute du titre de 26 %) suite à l’annonce concernée, sans aucun rapport raisonnable quelconque avec les fondamentaux de l’entreprise, dont ses carnets de commandes à ce moment là ? Probablement pas – mais il sera rétorqué qu’il en a tout de même « bénéficié » et cela de manière accentuée par l’ampleur de la baisse. Le dirigeant doit-il donc être restreint à utiliser ses fenêtres parce que le marché peut réagir de manière irrationnelle à une annonce donnée ? Cette appréciation est surplus aléatoire vu que souvent les marchés ne réagissent pas à une nouvelle dont ils ont anticipé l’annonce et qu’il est de manière générale impossible de présager de si une annonce donnée produira ou non un effet marquant, excessif ou au contraire insignifiant sur le cours.

Or ici ce fait aléatoire est essentiel car si la baisse avait été « normale », en ligne avec la portée de l’annonce sur les fondamentaux de l’entreprise, l’on peut sincèrement douter qu’il y aurait eu enquête puis transmission au pénal. Si c’est ainsi l’ampleur, aléatoire, de la baisse, éventuellement encore associée au psychodrame national qui en a résulté que des actionnaires de référence ont vendu, et à l’Etat sans que celui-ci n’ait été prévenu, alors l’enquête est à mon avis fondamentalement et intellectuellement biaisée.

(PS : l’Etat averti et n’achetant du coup pas (par la Caisse des Dépôts) devient-il un initié « négatif » – et serait-ce punissable ?)

2 réponses à “ Affaire EADS : Les défauts et confins du système et est-il décidément toujours possible d’être dirigeant et actionnaire ? ”

  1. Matteo Pedrazzini dit :

    L’histoire économique a prouvé que les meilleurs patrons d’une affaire sont ceux qui l’ont crée ou tout au moins ceux qui en sont propriétaires.
    Les créateurs d’entreprises mésurent les risques économiques et osent, parfois, des choix hardis. Les propriétaires d’une entreprise risquent leurs biens et par conséquent veillent à préserver leur fortune. En tout état ces patrons là décident en définitive dans l’intérêt de l’entreprise qui se confond avec leur intérêt propre.
    Les autres stypes de patrons sont les directeur et administrateurs professionnels. Ceux-ci sont des mercenaires: les meilleurs administrent et dirigent sans état d’âme en appliquant les preceptes des lois économiques . Est-ce que donner des stock options à des directeur professionnels fait de ceux-ci des patrons-propriétaires? Probablement pas. En effet je crois que la différence n’est pas dans la « propriété » de l’entreprise mais dans la finalité des affaires. Les uns gagnent de l’argent pour le reinvestir dans leurs sociétés, les autres en gagnent pour eux-mêmes. La taille des grandes entreprises et le fait qu’elles sont ainsi destinées à être dirigées par des professionnels -et non plus par leurs créateurs-patrons- fait que deux types de règles doivent reglementer leur comportements: la gouvernance d’entreprise (pour proteger les intérêts de l’entreprise et des actionnaires) et la régulation du marché (pour protéger le marché). L’interdiction des opérations d’initiés est destinée à protéger le marché. Si le marché n’est pas perturbé le juge ne devrait jamais intervenir, parce que l’intervention aurait immancablement un impact mercantil! A ce propos, a-t-on jamais vérifié les investissements opérés par ceux que les journalistes appellent normalment « des sources proches du Palais de Justice »?

  2. […] d’un avantage, pour que la place se réveille et s’interroge (cf. également l’affaire assez similaire EADS/A380). Dans Sonova il s’agit de la vente d’actions par des membres de la direction avant un […]

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