Le symbole fort du juge Burgaud et de ses avocats – et cela pourrait-il arriver à Genève ?

Posté le 15 février, 2009 dans justice

J’aime l’image du juge Burgaud comparaissant la semaine dernière devant le Conseil supérieur de la magistrature, comme précédemment devant la Commission d’enquête parlementaire, flanqué de ses avocats en robe. C’est une image forte, symbolique, que celle du juge responsable d’une des plus graves erreurs judiciaires de tous les temps, aujourd’hui objet de la curée, dont le seul et dernier rempart est ses avocats. Dieu sait qu’il doit être content et rassuré d’avoir des défenseurs, lui qui, comme l’appareil judiciaire en entier dans cette affaire, a précisément malmené les droits de la défense, méprisé et ignoré les défenseurs et leurs actions. Et c’est bien ainsi. C’est là exactement la grandeur de la défense et des garanties fondamentales qui la consacrent. L’affaire était celle d’Outreau. Elle est aujourd’hui celle « du juge Burgaud ». Elle est un événement majeur au plan du fonctionnement de la justice et de l’institution, parce qu’elle touche et effraie chacun, juriste ou non. Parce que l’erreur judiciaire est un risque inhérent à la justice pénale du fait de son fonctionnement intime, un risque effrayant et réel. Parce qu’elle touche au sentiment du public, partagé entre la soif et l’espoir de justice et sa méfiance envers une institution dont il ne comprend pas toujours les mécanismes. Et aussi parce que, comme le disait Robert Badinter, l’émotion, la clameur, sont toujours du côté des victimes et que dans cette affaire, les victimes sont les poursuivis acquittés. Parce que c’est, enfin, l’occasion de réévaluer un système d’instruction pénale qui, une fois de plus, a connu une défaillance systémique grave. Je m’étais donc demandé, à l’occasion de cette affaire, si elle était susceptible de se produire à Genève. J’avais consigné quelques réflexions à ce sujet pour la Lettre du Conseil de l’OdA, mais un article bizzarement refusé, donc censuré, par le Bâtonnier d’alors. Dans l’excès constant de révérence dont l’OdA fait montre envers la magistrature, il n’était sûrement pas opportun de se poser une question aussi déplacée…

Alors que le juge Burgaud attend sa sanction du CSM, et que la défaillance globale dans cette affaire des juridictions de contrôle de l’instruction a parachevé de condamner le juge d’instruction (la fonction bien sûr, pas Burgaud), se demander si une telle catastrophe aurait pu se produire à Genève n’est rien que très normal. La détention préventive, son contrôle, ses abus, restent un problème fondamental, actuel, concret, permanent, dans tout ordre judiciaire. Cette affaire nous rappelle à tous, genevois y compris, que dans toutes sortes d’affaires, graves ou moins graves, il peut y avoir des éléments de faits, des indices, qui participeront de la vérité judiciaire mais accréditeront une thèse contraire à la vérité tout court – ce qui ne se révèlera que plus tard. Cette affaire nous rappelle à tous, juges et  avocats, que nous devons être humbles et constamment critiques devant les appréciations qui peuvent résulter de l’addition d’indices et/ou de constructions intellectuelles élaborées sur la base d’un certain nombre d’indices. L’addition d’indices ou les constructions qui en résultent comportent par essence, comme toute construction intellectuelle, le danger inhérent de s’imposer par séduction intellectuelle ou par autosatisfaction. Les défaillances alléguées de ce malheureux juge d’instruction ne sont en tout état qu’une partie du problème. Il y aura toujours de telles défaillances dans tout ordre judiciaire, des juges débutants, inexpérimentés, surchargés, largués, esseulés dans une tâche trop lourde pour un seul homme, et des erreurs d’appréciation qui sont inévitables parce qu’inhérentes au système de la charge par indices. Le vrai problème, que cette curée contre le juge escamote malheureusement largement, réside dans a) la violation des droits de la défense et b) la défaillance des mécanismes de contrôle de l’instruction – qui sont deux garde-fous essentiels du système. Que les droits de la défense ne soient pas respectés, et la défense ni écoutée ni entendue, et que les mécanismes de contrôle ne fonctionnent pas, est d’une gravité supérieure à la défaillance individuelle d’un juge – même si elle est évidemment problématique.

En France, les autorités de contrôle de l’instruction et de la détention ne fonctionnent pas bien. Et c’est donc plus grave. Quelles en sont les raisons ? Peut-être, de prime abord, la surcharge qui fait que les dossiers, trop volumineux, sont survolés par un rapporteur trop souvent enclin à confirmer, de par la tendance naturelle et le confort qu’il y a à se satisfaire des constatations d’autrui. Et par la trop grande inclination des autres magistrats siégeant à simplement s’en remettre au rapporteur sauf éléments exceptionnels. Parfois, sûrement, par perte de l’esprit critique qui doit habiter l’instance de recours comme une religion. Parfois encore, il ne faut pas se voiler la face, par esprit de corps, a fortiori dans un système qui, de par l’Ecole de la Magistrature, crée un tel réflexe assez typique dans les corps professionnels. Mais l’affaire d’Outreau fait également peur pour une autre raison, moins exprimée : et si le système, sans défaillance, produisait, statistiquement, de temps à autres, même heureusement rarement, une telle catastrophe ? Les statistiques américaines en matière d’erreurs judiciaires, y compris dans le cas de peines de mort prononcées, ne sont à cet égard guère rassurantes. Cette éventualité, ou la clameur d’une affaire donnée, ne doivent cependant pas engendrer la tentation, que la population exprime parfois dans de tels cas, de remplacer une justice fondée sur un système éprouvé, même s’il n’est pas parfait, par une justice intuitive, ou fondée sur l’émotion ou le seul bon sens. Les systèmes modernes ont démontré que la justice ne pouvait pas être intuitive ou déduite du bon sens. Les justices qui ont été fondées sur l’intuition plutôt que sur des systèmes probatoires codifiés ont historiquement toutes dérivé vers le totalitarisme et ainsi échoué. L’humanité et le bon sens sont des valeurs nécessaires au bon fonctionnement de la justice. Elles ne peuvent cependant à elles seules tenir lieu de justice. Le public n’a pas toujours cette perception, ni celle que l’institution de systèmes probatoires codifiés a constitué quoi qu’il en soit un progrès considérable dans l’histoire judiciaire, et un acquis de haute lutte. Il est sain que le législateur français ait entamé une réflexion poussée, médiatique, transparente et publique sur l’affaire d’Outreau et toutes ses conséquences. C’est l’opposé du réflexe technocratique de confinement à des groupes ou commissions d’experts plus ou moins transparents et avisés. C’est également l’expression des valeurs fondamentales de la démocratie.

Mais cette affaire d’Outreau, c’est aussi et tout simplement l’occasion de nous demander si ce type d’accident judiciaire pourrait arriver « chez nous », au niveau d’un juge, du contrôle de l’instruction ou des deux. De réaliser qu’il n’y a pas lieu de simplement assister en spectateurs, même fortement intéressés, à ce débat se déroulant, à quelques encablures de chez nous, malgré tout à l’étranger. La question n’a rien d’impertinent ou d’offensant car aucun système judiciaire, aucun corps professionnel, ne peut avoir la prétention d’être à l’abri de telles défaillances individuelles et/ou systémiques. Dans le principe, il serait certainement faux et prétentieux de considérer qu’une telle erreur ne pourrait survenir à Genève. De fait des erreurs ont régulièrement été commises en matière de détention préventive à Genève. Peut-être y a-t-il des éléments d’analyse et de comparaison ? Les normes et les conditions d’exercice de la justice pénale à Genève sont-elles sur certains points différentes de celles existant en France, et cela concourt-il à réduire un tel risque ? Le fait pour les magistrats d’avoir à Genève été avocats y concourt-il également, ou en tout cas souhaitons-nous l’espérer ? Le fait que notre ville soit un village, que tous les magistrats se connaissent et que le « microcosme » judiciaire soit plus petit, entraîne-t-il que les anomalies sont plus rapidement détectées que dans un système plus formaté et plus hiérarchisé ? (les magistrats sont formés en France dans une école centrale puis affectés géographiquement sans grande possibilité de choix de sorte qu’ils exercent en minorité à l’endroit où ils ont été élevés et ont fait leurs études – sans compter une syndicalisation poussée de la magistrature transformant souvent l’analyse critique en enjeu politique). Le fait de bien se connaître permet-il aux magistrats non pas de se protéger ou de se couvrir davantage, mais d’oser signaler à l’autre son inconfort avec une situation ou une solution qui dérape ? Je le pense – mais ces considérations restent plus intuitives qu’autre chose. Il vaut en tout état la peine que cette affaire d’Outreau soit l’occasion, sinon d’une réflexion sérieuse et officielle, d’une conscience individuelle renouvelée, d’une vigilance individuelle accrue, sur le fait que l’erreur judiciaire n’arrive pas qu’aux autres et qu’il peut y en avoir presque par définition à tous les degrés de gravité de la répression pénale et dans tous les systèmes.

imprimer cet article | Envoyer à un ami | Commentaires fermés sur Le symbole fort du juge Burgaud et de ses avocats – et cela pourrait-il arriver à Genève ? | RSS

laisser une réponse