Chaque période a ses dadas, souvent en lien avec l’entrée en vigueur de nouvelles lois et l’engouement qu’elle suscitent ou pour les comportements qui les ont suscitées. Les autorités de poursuite explorent leurs nouveaux jouets et jouent aux apprentis sorciers. Tous dadas correspondant néanmoins à des évolutions de la sensibilité à l’égard des délits concernés. Ce furent ainsi tour à tour, depuis les années 80, et plus ou moins dans l’ordre, les délits d’initiés, le blanchiment, la pédophilie, le terrorisme, la corruption, la concurrence et maintenant la fiscalité. Depuis les années 80, la répression des délits d’initiés s’est rendormie après quelques cas emblématiques et ayant servi de petit premier laboratoire, les affaires (des bons vieux) Boesky, Milken (et Gekko), les papys, les tontons flingueurs de ce délit, Péchiney, Société Générale et quelques autres. Depuis, cette répression a été statistiquement insignifiante malgré un affinage sensé et légitime de ces notions dans la loi, à la fois la loi pénale et les règles de marché sur la diffusion et l’usage de l’information interne à l’entreprise cotée. Elle est cependant pour certains, dont l’auteur de ce blog (cf. ici [1] et ici [2]), sans lien aucun avec la véritable ampleur des abus de marché dans la réalité. La méga-enquête américaine révélée par le WSJ [3] vendredi suscite donc un grand intérêt – puisqu’il s’agit d’une opération d’immense envergure. Traditionnellement, le délit d’initié est perçu comme un « one off », un coup, unique, isolé, le tuyau exploité en une fois par une ou quelques personnes. Et d’où la difficulté inhérente de l’identifier, de le prouver et de le réprimer. Difficulté, résignation ou même désintérêt que prouvent les statistiques en dépit des textes. Ou angélisme de ceux qui pensent que les marchés sont peut-être finalement effectivement vertueux – puisqu’il n’y a pas de condamnations. Rien ici du tuyau de grand-papa : une méga-enquête, criminelle, sur de véritables réseaux organisés d’obtention et d’exploitation d’informations non-publiques.
Violent réveil donc pour cette infraction – puisque dans le cadre d’une enquête de trois ans, avec (enfin) une réelle approche criminelle, la SEC, le FBI, des procureurs, ordonnances judiciaires, perquisitions, arrestations, écoutes à grande échelle, et visant un réseau, une entreprise criminelle d’obtention illicite d’information, par des analystes, experts et consultants, pour des opérateurs professionnels majeurs dont de gros hedge funds – de plusieurs milliards sous gestion. La SEC annonce la couleur, que c’est du gros, mais sans arriver à masquer une pointe d’étonnement tout de même sur l’ampleur de ce qu’elle découvre. Retour donc sur des éléments plus typologiques. Le délit d’initié « classique » est le « one off » décrit plus haut. Il est difficile à identifier, les faits sont circonscrits. Il y a parfois une seule communication, les preuves sont également circonscrites – et donc difficiles à réunir. L’autorité n’a souvent, face à cette difficulté, que d’éventuelles dénonciations, ou une preuve circonstancielle diffuse, soit un ou quelques achats/ventes curieux, suspects, dont le sens paraît discutable – hors l’exploitation d’un tuyau. Mais sans aveu, sans preuve du tuyau ou sans témoignage, cela ne suffit pas toujours pour poursuivre et/ou obtenir une condamnation, et ces poursuites restent épisodiques en dépit de la prévalence réelle de ces délits. Dans l’enquête actuelle, l’approche est inverse puisqu’il ne s’agit pas d’attraper par le haut une exploitation illicite d’information en lien avec une ou des opérations données, mais de mettre en lumière, par le bas et par une approche criminelle classique, une organisation et un réseau criminels de collecte, passation et exploitation d’informations privilégiées. Le lien est évident avec les préoccupations plus habituelles du droit des marchés en matière de conflit d’intérêts, de confusion ou chinese wall entre la recherche et l’analyse et les activités de marchés, ou avec les émissions/fusions/acquisitions – puisque ce sont dans la réalité une source primaire d’informations par définition privilégiées.
Un point d’étonnement tout de même : les opérateurs de marchés développent des outils informatiques d’une puissance infinie pour analyser les cours, les marchés, leurs évolutions, la volatilité, et nombre d’autres facteurs strictement techniques ou mathématiques. Il est difficilement compréhensible, ou plutôt s’explique par leur manque de moyens et de compétences par rapport aux opérateurs eux-mêmes, que les bourses et les autorités de marchés n’aient pas elles-mêmes des outils similairement puissants – et qui seraient alors tout à fait capables de détecter des anomalies relevant d’opérations illicites. En d’autres termes, s’écartant des patterns résultant eux des équilibres et tendances créés par les opérations licites. Pour finir, la question revient, lancinante, surtout en Suisse où, à teneur des statistiques de répression, les marchés sont 100% vertueux : quelle est la réelle ampleur et le réel coût économique de ces délits boursiers ? Ils sont inconnus – mais le consensus est qu’ils sont sans commune mesure avec la répression. Le sujet reste il faut le dire philosophiquement tabou et moqué. De manière piquante, un article du même Wall Street Journal se demande si le « coût » de la rumeur [4] découlant de l’enquête n’a pas été de $ 15 milliards en termes de recul des marchés ! Sous-entendu, un impact pire ou de même nature que ces délits souvent décrits comme sans victimes – et à ce titre minimisés. D’autres encore n’y voient toujours qu’un breach of fiduciary duty strictement civil, un simple vol d’information, voire même encore une activité utile au marché puisque induisant des amorces de courbes l’éclairant de l’information à venir (toujours le même vieil et faux alibi de la market efficiency !). Or la réalité n’est rien de tout cela. L’opération d’initié n’est pas une violation civile de confidentialité, ou un simple vol d’information. C’est une fraude, dans le sens technique du terme, envers tous les autres opérateurs de marché – en toute indépendance du fait qu’ils ne sont pas individualisés. C’est une distorsion fondamentale du marché et de ses principes. C’est, in fine, un délit ou un crime.