Dans l’aftermath de la crise, le short selling est un sujet intéressant sur lequel la controverse est vive. Il est étonnant qu’alors que les acteurs et régulateurs de marchés s’opposent et hésitent sur les vices ou les vertus de ce procédé, aucune autorité judiciaire n’ait encore eu à trancher. Les autorités judiciaires n’ont pas toujours la meilleure compréhension de techniques financières complexes. Elles peuvent en revanche dire le droit mais surtout mieux percevoir si un phénomène pose un problème par rapport à l’ordre juridique dans son ensemble que les acteurs d’un marché, parfois même que les régulateurs. Le short selling est la vente d’un titre que le vendeur ne possède pas, mais qu’il a emprunté, tablant sur la baisse du cours pendant le délai de livraison. Le vendeur rachète alors plus tard à meilleur prix pour restituer le titre au prêteur – et réalise un gain, ou une perte si le cours est au contraire monté. Le short selling est dit « naked » si le vendeur n’a pas ou pas encore emprunté un titre lorsqu’il le vend, avec un risque de défaut de sa part lorsqu’il devra le livrer. Le short selling est-il une technique d’investissement, d’intervention sur les marchés, licite et légitime, ou au contraire un mécanisme destructeur et néfaste, et donc à bannir ? Pour ceux que cela intéresse, quelques éléments de réponse :
La question est vaste et difficile à résoudre en quelques paragraphes sur un blog. Quelques éléments tout de même. Pour ses partisans le short selling est un mécanisme d’investissement comme un autre qui amène de la liquidité et des volumes au marché. Il permet à ceux qui ont détecté et anticipé des baisses de valeurs de sociétés cotées de l’exploiter, mécanisme bénéfique car qui contribue à la réalité et à la transparence des cours. Pour ses détracteurs le short selling est destructeur. Il table sur une baisse et la provoque ou l’amplifie, fréquemment en conjonction avec des rapports négatifs qui l’approchent d’une manipulation de cours. Il s’inscrit souvent dans une stratégie concertée d’accentuation du trend baissier d’une entreprise. Le short selling n’est cependant pas nouveau puisqu’il fut déjà accusé d’avoir joué un rôle lors de la crise de 1929.
En septembre 2008, lorsqu’est survenu un risque concret de crise financière systémique, la baisse constante des cours boursiers entraînant le défaut des emprunteurs leveragés par la dissipation des collatéraux et la cristallisation du crédit sur les marchés, le short selling a été temporairement interdit par la SEC, la FSA et d’autres régulateurs sur certains titres financiers. L’objectif était d’éliminer à court terme la volatilité problématique qu’il provoquait. L’accusation a même été portée que le short selling avait provoqué la chute de Lehman Brothers.
Cinq remarques :
– Le short selling se fonde sur la pratique du prêt de titres. Le securities lending a été proposé par les banques à leurs clients comme une possibilité supplémentaire de gain, même si modeste – la banque touchant une commission au passage. Cette opération comporte naturellement un risque de contrepartie sur l’emprunteur puisqu’il doit restituer le titre à l’échéance. Je ne suis pas sûr que les clients des banques aient tous perçu ce risque en autorisant leur banque, dans le cadre d’une gestion discrétionnaire ou en général, à faire du prêt de titres. La question se pose de savoir s’il est sain, opportun, de prêter des titres avec un risque de contrepartie élevé et alors que l’emprunteur vise à prendre un pari à la baisse sur le marché.
– L’accusation relative à la chute de Lehman est intéressante parce qu’elle se situe au cœur des marchés, dans un domaine dans lequel ont régné des flous importants sur des pratiques portant pourtant sur des volumes quotidiens en milliards de dollars. Par exemple l’ambigüité sur l’interdiction et l’illicéité, pas franchement résolue, du naked short selling par la SEC, celle-ci l’ayant largement toléré et parfois même décrit comme contribuant également à la liquidité du marché, avant… de l’interdire récemment. L’accusation s’agissant de Lehman est en outre bien équivoque, un peu comme si un gladiateur blessé se plaignait tout d’un coup de ce qu’un autre gladiateur l’avait frappé avec son glaive.
– Les régulateurs régulent et interviennent mais souvent sur un plan technique et sans que la question de la légitimité fondamentale d’une pratique de marché ne fasse l’objet d’une décision législative. La faculté d’exploitation de failles et zones non-réglementées des marchés est également élevée. L’on sait que la réglementation d’un type d’investissements a) intervient souvent avec un temps de retard et b) crée en général un appel du vide vers d’autres instruments non-encore réglementés. Est-il fondamentalement désirable qu’il y ait du short selling sur les marchés ? La question n’est pas résolue. Ce n’est en tout cas pas évident puisqu’il y a controverse. Il est regrettable que la justice n’ait jamais eu à dire ce qu’elle en pensait – en l’état du droit. Il y a eu un cas [1] porté en justice aux Etats-Unis en 2005 dans lequel une société ayant été visée par un short selling massif accompagné de rapports négatifs a attaqué le hedge fund et l’analyste concerné – mais incluant l’accusation de manipulation de marché. L’affaire a été transigée [2] il y a peu de sorte que la justice ne tranchera pas.
– Lorsque la FSA a interdit temporairement le short selling, des hedge funds anglais ont protesté que cela leur causerait des pertes considérables sur des activités parfaitement régulières, et ont même menacé d’attaquer la FSA en dommages intérêts [3]. Leur position apparaît pourtant équivoque puisqu’ils ont admis que le short selling était problématique à certains égards, et notamment propice aux manipulations de marché, mais pour en retirer que ce n’est pas parce qu’il y a de telles pratiques par certains opérateurs qu’il faut en priver les opérateurs honnêtes. Pas franchement convaincant. De nombreux opérateurs ont argué également que l’interdiction du short selling n’a pas redressé les marchés – mais cet argument n’est pas convaincant non plus puisque l’on ne peut établir quelle aurait été la situation en maintenant cette pratique.
– La position officielle, celle de la SEC, demeure que le short selling n’est pas nuisible dans des marchés non-troublés. Elle a pourtant par son interdiction temporaire démontré qu’elle considérait bien qu’il avait une influence néfaste en période de baisse et de volatilité extrême. Les tergiversations jusqu’à l’interdiction formelle du naked short selling, et l’imposition d’un nombre important de restrictions et devoirs d’annonce au cours de la dernière année, accréditent au contraire qu’il pose définitivement un certain nombre de problèmes. En Suisse, où le short selling est important, la CFB [4] s’est limitée à « confirmer » au marché que le naked short était interdit, notamment en conjonction avec des manipulations de marché (!). Il est intéressant de voir la SEC communiquer abondamment sur les mesures notamment répressives qu’elle a prises dans le cadre de la crise. Il sera intéressant de voir si, dans la suite de la crise et dans le vent de re-régulation qui souffle actuellement, il y aura une intervention sur le short selling et/ou le prêt de titres. Il sera intéressant également de voir si, dans le cadre de procès à venir, peut-être dans le cadre de la faillite de Lehman Brothers, peut-être même au pénal, les tribunaux seront amenés à dire ce qu’ils en pensent.