
Cinquante fois les fonds propres, l’appel de marge du marché et l’opération d’actifs du bail out
Je m’en veux de redire un peu les mêmes choses – mais pas davantage qu’il y a deux semaines ou deux mois quiconque n’évoque-t-il les responsabilités civiles, éventuellement pénales (sous l’angle du dol éventuel), des dirigeants des instituts financiers pris dans la crise des subprimes. Plus précisément, personne n’évoque-t-il le fait, ou ne pose-t-il simplement la question de savoir si l’engagement de 50 fois les fonds propres, hors bilan, est une faute – et la faute de quelqu’un en particulier. Cela est mauvais à plusieurs titres.
Premièrement, l’accountability pour les fautes commises est un élément essentiel de la moralité, de l’honnêteté de nos sociétés. Comment un débiteur lambda, une PME gérant ses emprunts, ou les employés de divisions non-concernées, qui perdront leurs primes voire leur emploi, peuvent-ils respecter et avoir confiance dans un système dans lequel des dissipations de valeurs fautives sont impunies ? Cela crée un sentiment d’injustice et de frustration. Les méga-rémunérations dans le très court terme des acteurs de ces dissipations accentuent le sentiment d’injustice. L’argument qu’avant la chute il y a eu des résultats et une création de valeur ne tient pas si les engagements ont été constitués de manière fautive – et parce que cette valeur s’est précisément révélée éphémère.
Ensuite, c’est continuer à accréditer que c’est la faute à pas de chance, à la volatilité, à une perte de confiance, à des fluctuations de fondamentaux, bref à des évolutions normales, inhérentes, conjoncturelles des marchés. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Le seuil de la faute dans la prise d’une position perdante sur un marché est évidemment et à juste titre extrêmement élevé – et prendre un pari est la définition même du marché. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit relativement à des engagements pris pour compte propre par des banques – responsables des dépôts de la clientèle – dans une proportion sans mesure avec ses fonds propres.
Evoquer la question des responsabilités est nécessaire, non pour vouloir la mort du pêcheur ni porter à l’échafaud les génies d’hier dans un mouvement vengeur, mais précisément parce que l’accountability est une valeur morale et éthique à la fois socialement fondamentale et nécessaire à la confiance dans le système et dans les marchés. Attendons-donc toujours…
Par parenthèse, en Allemagne, pays aux mœurs politiques plus brutales, la tête des malheureux directeurs de la banque publique KfW ayant renouvelé une position de plusieurs centaines de millions d’euros chez Lehman Brothers littéralement le jour du dépôt de bilan va certainement rouler avec fracas. C’est rude mais c’est aussi nécessaire et inhérent au système et à sa crédibilité que la faillite du perdant l’est au capitalisme.
Cela dit, je me demande un peu intuitivement si, au fond, le bail out par l’Etat américain n’est pas finalement l’intervention d’un prêteur de dernier recours, le seul à en avoir la capacité, face à l’appel de marge du marché envers les institutions ayant exagéré leur prise de risque levier. Si cette perception est la bonne, et compte tenu de la mutualisation des pertes intervenues en dérogation, sous prétexte systémique, à la sanction capitaliste ordinaire de la faillite, il serait alors normal que l’Etat, en contrepartie de son intervention, réalise à la sortie une opération d’actifs positive. Certains suggéraient hier aux Etats-Unis que tel puisse être le cas.
Après tout, les banques ont-elles mêmes précédemment, sentant le marché immobilier se retourner, prétexté d’abord un problème d’évaluation des actifs sous-jacents, pour tenter d’éviter de devoir passer des provisions, en réalité éviter l’appel de marge auquel elles se trouvaient d’un coup confrontées. Ce ne serait que justice envers le contribuable devenu prêteur sur gages de dernier recours.
Encore une chose. J’avais critiqué en son temps la titrisation des prêts hypothécaires, fait constituant aujourd’hui le préalable de la crise. En résumé, le fait de sortir l’hypothécaire du bilan des banques, et des ratios que cela impose justement, et de placer la dette hypothécaire d’autrui en mains du public, me semblait dangereux à plusieurs titres. Certains de mes amis banquiers m’ont rétorqué que pas du tout – et que cela avait au contraire amélioré l’accès au crédit et en soi permis une meilleure répartition des risques. Je suis toujours sceptique mais, n’étant pas économiste, je ne demande qu’à être édifié.
Je suis bien d’accord. On oublie trop souvent que le rôle, la mission d’un « executive » est (i) de diriger la manoeuvre et (ii) de contrôler l’exécution de la stratégie choisie par le Conseil d’administration et le bon fonctionnement de l’entreprise. La gestion des risques est ainsi une fonction-clé d’état-major. Où était-elle chez UBS, Lehman, Merrill Lynch, AIG etc. ?
Si les dirigeants des entreprises mal gérées n’encourent pas de responsabilité pour leurs fautes et manquements, on en ressent un fort sentiment d’injustice. Or, non seulement lesdits dirigeants ne sont pas sanctionnés dans leur biens (et ce, même s’ils perdent parfois leur poste avec des parachutes dorés), mais en outre ils décrètent du « cost cutting » sur le dos d’employés généralement loyaux, qui le plus souvent ne sont en rien la cause des mauvais résultats. Cela ne fait qu’accroître le sentiment d’injustice et d’amoralité.
Paul Broeckx, ancien directeur des RH de Nestlé, a publié le 10 avril 2008 un très intéressant article dans Le Temps, où il développe l’idée que le système des bonus dans les banques, fondé sur les résultats à court terme, est un facteur capital de la crise. J’en recommande la lecture.